Eleni Varikas – Françoise Collin. Philosophe et féministe, philosophe féministe (1928-2012)

Cahiers du Genre 2/ 2012 (n° 53), p. 189-192

Françoise Collin nous a quitté·e·s le 1er septembre 2012. Ce n’est pas seulement une personnalité importante du féminisme francophone que nous avons perdue, mais une intellectuelle, philosophe féministe, philosophe et féministe.

Poète et romancière (Le jour fabuleux, Le Seuil 1960 ; Rose qui peut, Le Seuil 1963), critique et éditrice, Françoise Collin laisse plusieurs ouvrages philosophiques de référence (Maurice Blanchot et la question de l’écriture, Gallimard 1971, rééd. 1988 ;L’homme est-il devenu superflu ? Hannah Arendt, Odile Jacob 1999 ; Le différend des sexes, Pleins Feux 1999) et des ouvrages qu’elle a dirigés ou codirigés (Le sexe des sciences : les femmes en plus, Autrement 1992 ; Les femmes de Platon à Derrida : anthologie critique, avec Évelyne Pisier et Eleni Varikas , Plon 2000 et Dalloz 2011 ;Repenser le politique : l’apport du féminisme américain, avec Pénélope Deutscher, Campagne première 2005) ; mais aussi de nombreux articles, interventions, débats et conférences qui foisonnent d’une pensée en mouvement, à l’image qu’elle avait et qu’elle nous a léguée du féminisme des année soixante-dix, récemment encore, dans une intervention de 2010 : « Un penser/agir réactivé dans chaque conjoncture » [1].

Pour elle, en effet, le féminisme des années soixante-dix fut d’abord une action sans théorie préalable qu’il s’agirait d’appliquer ; il a fait plutôt éclater sur un mode ‘insurrectionnel’ les préjugés véhiculés par les théories dominantes au nom de l’objectivité, créant un espace d’interpellation directe entre femmes — de dialogue et de confrontation — constitutif d’un nous et au sein duquel se sont développées « pas à pas au fil de l’action » des théories au pluriel[2].

Ce geste politique d’interpellation directe — sans la médiation des hommes — constitutive d’un ‘commun’ des femmes au pluriel, est à l’œuvre dans son investissement dans Les Cahiers du Grif qu’elle fonde, avec d’autres, à Bruxelles en 1973. Première revue féministe francophone qui circule en France, en Suisse et au Québec, elle sera plus tard, dans les années 1980, déplacée à Paris et publiée par les éditions Tierce. Avec elle, traversent les frontières et se font connaître les œuvres de grandes intellectuelles, féministes ou non, Hannah Arendt, dont Francoise Collin est une des principales introductrices en France, Ingeborg Bachmann, Sarah Kofman, Gertrude Stein, Marieluise Fleisser, Marguerite Duras ou Nathalie Sarraute, dont la présentation et le commentaire participent de ce geste politique d’interpellation ; mais aussi d’autres moins connues comme le trio que nous faisions Christine Planté, Michèle Riot-Sarcey et moi, dont elle a accueilli le débat sur le devenir sujet des femmes, dans Les Cahiers du Grif [2] .

Françoise Collin avait plus de 40 ans et enseignait déjà la philosophie quand elle s’est engagée dans le Mouvement et qu’elle a fondé Les Cahiers du Grif. Pourtant, elle n’est jamais rentrée dans le moule académique, restant à l’écart des institutions philosophiques conservatrices et fermées aux femmes et, a fortiori, aux féministes. Mais elle a gagné ‘en échange’, comme dirait Hannah Arendt, cette lucidité singulière quant aux risques de normalisation/codification du féminisme, de l’apprivoisement de sa pensée insurrectionnelle qui parlait de plusieurs voix dont aucune n’avait une autorité exclusive. Elle a gagné ce scepticisme, voire la méfiance envers une reconnaissance institutionnelle du féminisme qui a sans doute ses avantages, mais qui menace la polyvocalité et l’autonomie de la production de savoirs féministes, pour laquelle elle n’a pas cessé d’œuvrer (qu’il s’agisse du Groupe de Recherche et d’Information Féministe, de l’Université des femmes, ou de la création du réseau sophia, mais aussi de ses nombreux écrits).

La pensée philosophique de Françoise Collin précède et excède son engagement politique dans le mouvement des femmes, mais sera, jusqu’au dernier moment, constitutive de son féminisme, dans ses prises de position percutantes, mais aussi dans ses hésitations, dans le mode interrogatif sur lequel elle pense de nouveaux défis éthiques et politiques du féminisme, les sexualités, la génération. Elle nourrira jusqu’à la fin l’élément insurrectionnel, antipositiviste, du féminisme qui fait scandale en tant qu’« agir transformateur » qui prétend « prouver par l’action la caducité d’un fait universellement établi » : la domination des hommes sur les femmes. Laissons-lui le dernier mot :

Il faut donc parler de révolution même s’il s’agit d’une révolution d’un nouveau genre, sans violence physique, sans mise à mort de quelque tyran, sans destruction du donné permettant de fonder l’avenir sur une table rase : plutôt un travail de sape, un grignotement généralisé du privé, du public et de leurs frontières, dans un mouvement irrépressible et incessant : ‘révolution permanente’ plutôt que révolution achevée — la révolution des termites. Et ce dans un accord des intéressées plus évident quant à ce qu’il faut quitter que quant à ce qu’il faut faire être.

Affirmer que ce qui fut partout et toujours (une fois dissipé le fantasme un moment esquissé du matriarcat) ne sera plus : telle est l’impertinence et l’audace insolente du mouvement féministe quand il met en question les rapports séculairement noués entre les sexes, comme on prouve la marche en marchant [3] .

Références

Notes

[1]

Françoise Collin ( 2011 ). « Penser/agir la différence des sexes. Entre insurrection et institution ». In Penser et agir la différence des sexes. Avec et autour de Françoise Collin. Bruxelles, Sophia « Transmission( s ) féministe(s) », n° 1.

[2]

Et il est significatif de cette posture d’écoute que, bien que très réservée sur le bien fondé du concept de genre, elle ait non seulement accepté de faire traduire en français et inclure dans ce numéro (n° 37/38, 1988 « Le genre de l’histoire ») le célèbre article de Joan Scott (« Genre : une catégorie utile d’analyse historique »), mais qu’elle ait trouvé elle-même le beau mot de la quatrième de couverture : « De quel genre est cette histoire qui est l’histoire du genre humain ? »

[3]

 

Françoise Collin (2003). « Déconstruction/destruction des rapports de sexes ». Sens Public, n° 10 : www.sens-public.org/article.php3?id_article=43

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