Monique Wittig – On ne naît pas femme

in Nouvelles Questions Féministes, 8, 1980, pp. 75-84

 

ABSTRACT

Attraverso un approccio materialista, che tiene conto della realtà concretamente vissuta da esseri incarnati allontanandosi perciò dal materialismo storico marxista (accusato di negare le soggettività individuali e l’oppressione specifica vissuta storicamente dalle donne), Wittig, critica la “donna” come categoria politica con l’obiettivo militante di oltrepassare, attraverso il lesbismo, la divisione sessuale binaria che è all’origine dell’oppressione femminile. Per Wittig, la “donna” e l’“uomo” non sono categorie naturali ma vere e proprie classi storicamente costituite l’una come dominata e l’altra come dominante in un movimento perpetuo di riaffermazione e naturalizzazione che si basa sulla pregnanza del mito della “donna” (e dell’”uomo”). Secondo l’autrice, l’esistenza di gruppi o comunità di lesbiche completamente autonomi rispetto alle istituzioni eterosessuali dimostra il fatto che la “donna” non è una categoria metastorica o metaculturale, così come la razza: “Essi/esse sono viste/i come nere/i, di conseguenza sono nere/i; loro sono viste come donne, di conseguenza sono donne. Ma prima di essere viste/i in questo modo, bisogna che esse/i siano fatte/i nere/i, donne). Avere una coscienza lesbica significa non dimenticare mai quanto essere “donne” sia stato per noi “contro natura”, limitante, totalmente oppressivo e distruttivo nei bei vecchi tempi prima del movimento di liberazione delle donne.” Wittig sostiene perciò che solo le lesbiche sono state in grado di intraprendere una vera “lotta di classe” contro il dominio maschile che è all’origine del sistema di potere che ha istituito e perpetua il binarismo dei generi come forma di oppressione di una parte dell’umanità. Per “lesbiche”, la scrittrice intende tutte quelle persone (anche “maschi”, infatti, in un articolo intitolato Paradigmes, nella raccolta La pensée straight, Wittig definisce Baudelaire un “poeta lesbico”) che rifiutano di identificarsi con una delle due classi e di relazionarsi con “uomini” o “donne” in quanto “uomini” o “donne” riconducendo delle semplici categorie fisiche a delle essenze immutabili e determinanti. Una vera lotta di classe per Wittig non può infatti avere l’obiettivo di sostituire il  dominio di una classe con quello di un’altra (da cui la critica ad un eventuale “matriarcato” come variante del patriarcato in cui cambia solo il sesso dell’oppressore) bensì deve proporsi l’eliminazione di entrambe le classi “donna” e “uomo” per liberare la sessualità dallo storico dominio maschile ed eterosessuale. L’articolo si conclude affermando la condizione lesbica come condizione di ribellione transfuga : “Siamo transfughe rispetto alla nostra classe come gli schiavi “marron” americani lo erano quando fuggivano dallo schiavismo per rendersi uomini e donne liberi, si tratta perciò per noi di una necessità assoluta, e come per loro, la nostra sopravvivenza esige di contribuire con tutte le nostre forze alla distruzione della classe – le donne – che permette che gli uomini si approprino delle donne e ciò non può che implicare la distruzione dell’eterosessualità come sistema sociale basato sull’oppressione e sull’appropriazione delle donne da parte degli uomini e che giustifica questa oppressione con tutto un corpo di dottrine sulla differenza tra i sessi”. Da questo pensiero scaturirà la famosa e controversa sentenza “le lesbiche non sono donne” (si veda il saggio La pensée straight). Per Wittig, infatti,  le lesbiche sono estranee al mito della “donna” perché sono esseri umani liberi della norma del femminile costruito come oggetto del fantasma maschile, come complemento del maschile eterosessuale ed eterosessista.

(Una traduzione parziale del saggio si può trovare in Cavarero, Restaino, Le filosofie femministe, Bruno Mondadori, Milano 2002)

A cura di Silvia Nugara

 

Quand on analyse l’oppression des femmes avec des concepts matéria- listes et féministes1, on détruit ce faisant l’idée que les femmes sont un groupe naturel, c’est-à-dire « un groupe social d’un type spécial : un groupe perçu comme naturel, un groupe d’hommes considéré corne maté- riellement spécifique dans son corps »2. Ce que l’analyse accomplit dans l’ordre des idées, la pratique le rend effectif dans l’ordre des faits : par sa seule existence une société lesbienne3 détruit le fait artificiel (social) qui constitue les femmes en un « groupe naturel »; une société lesbienne démontre pragmatiquement que la division à part des hommes dont les femmes ont été l’objet est politique et que nous avons été re-construites idéologiquement en un « groupe naturel ». Dans le cas des femmes l’idéo- logie va loin puisque nos corps aussi bien que notre pensée sont le produit de cette manipulation. Nous avons été forcées dans nos corps et dans notre pensée de correspondre, trait pour trait, avec l’idée de nature qui a été éta- blie pour nous. Contrefaites à un tel point que notre corps déformé est ce qu’ils appellent « naturel », est ce qui est supposé exister comme tel avant l’oppression. Contrefaites à un tel point qu’à la fin l’oppression semble être une conséquence de cette « nature » en nous, une nature qui n’est qu’une idée. Ce qu’une analyse matérialiste accomplit par le raisonne- ment, une société lesbienne l’effectue en fait : non seulement il n’y a pas de groupe naturel « femmes » (nous lesbiennes en sommes une preuve vivante, physique) mais en tant qu’individus aussi nous remettons en ques- tion « la femme » laquelle n’est pour nous qu’un mythe, de même que pour Simone de Beauvoir il y a trente ans. « On ne naît pas femme, on le devient. Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine; c’est l’ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le cas- trat qu’on qualifie de féminin »4. Cependant la plupart des féministes et des lesbiennes/féministes ici et ailleurs continuent de penser que la base de l’oppression des femmes est biologique autant çw’historique. Certaines d’entre elles prétendent même trouver leurs sources chez Simone de Beauvoir5. La référence au droit maternel et en une « préhistoire » où les femmes auraient créé la civilisa- tion (à cause d’une prédisposition biologique) tandis que l’homme brutal et grossier se serait contenté d’aller à la chasse (à cause d’une prédisposi- tion biologique) est le symétrique de l’interprétation biologisante de l’his- toire que la classe des hommes a produite jusqu’ici. Elle relève de la méthode même qui consiste à chercher dans les femmes et les hommes une raison biologique pour expliquer leur division, en dehors des faits sociaux. Du fait que cette façon de voir présuppose que le commencement ou la base de la société humaine repose sur l’hétérosexualité, elle ne saurait pour moi être au départ d’une analyse lesbienne/féministe de l’oppression des femmes. Le matriarcat n’est pas moins hétérosexuel que le patriarcat : seul le sexe de l’oppresseur change. Cette conception, outre qu’elle reste prison- nière des catégories de sexe (femme et homme) maintient de plus l’idée que ce qui définit une femme c’est sa capacité de faire un enfant (biologie). Et bien que dans une société lesbienne les faits et les façons de vivre contredi- sent cette théorie, il y a des lesbiennes qui affirment que « les femmes et les hommes appartiennent à des espèces ou races (les deux mots sont utilisés de façon interchangeable) différentes; que les hommes sont inférieurs aux femmes sur le plan biologique; que la violence masculine est un phéno- mène biologique inévitable »6… Ce faisant, en admettant qu’il y a une division « naturelle » entre les femmes et les hommes, nous naturalisons Phistoire, nous faisons comme si les hommes et les femmes avaient toujours existé et existeront pour toujours. Et non seulement nous natura- lisons l’histoire, mais aussi par conséquent nous naturalisons les phénomè- nes sociaux qui manifestent notre oppression, ce qui revient à rendre tout changement impossible. Au lieu de considérer par exemple que le fait de faire un enfant relève d’une production forcée, nous le regardons comme un processus « naturel », « biologique », oubliant que dans nos sociétés les naissances sont planifiées (démographie), oubliant que nous-mêmes nous sommes programmées pour produire des enfants, alors que c’est la seule activité sociale « excepté la guerre » qui présente un tel danger de mort7. Ainsi, tant que nous serons « incapables de nous dégager volontaire- ment ou spontanément de l’obligation séculaire de la procréation à laquelle les femmes se vouent à vie comme à /’acte créateur femelle »8, le contrôle de la production d’enfants ira beaucoup plus loin que le simple contrôle des moyens matériels de cette production. Pour y arriver les femmes devront d’abord s’abstraire de la définition « femme » qui leur est imposée. Ce que montre une analyse féministe matérialiste c’est que ce que nous prenons pour la cause ou pour l’origine de l’oppression n’est en fait que la « marque »9 que l’oppresseur impose sur les opprimés : le « mythe de la femme »10 en ce qui nous concerne, plus ses effets et ses manifesta- tions matérielles dans les consciences et les corps appropriés des femmes. La marque ne préexiste pas à l’oppression : Colette Guillaumin a montré que le concept de race n’existait pas avant la réalité socio-économique de l’esclavage, en tout cas pas dans son acception moderne puisqu’il désignait alors le lignage des familles (en ce temps-là d’ailleurs on ne pouvait être que de (la) « bonne race », si on en était). Aujourd’hui cependant race et sexe sont appréhendés comme une donnée immédiate, une donnée sensi- ble, un ensemble de « traits physiques ». Ils nous apparaissent tout consti- tués comme s’ils existaient avant tout raisonnement, appartenaient à un. ordre naturel. Mais ce que nous croyons être une perception directe et physique n’est qu’une construction mythique et sophistiquée, une « for- mation imaginaire »n qui réinterprète des traits physiques (en soi aussi indifférents que n’importe quels autres mais marqués par le système social) à travers le réseau de relations dans lequel ils sont perçus. (Ils/elles sont vus noirs, par conséquent ils sont noirs; elles sont vues femmes, par conséquent elles sont femmes. Mais avant d’être vu(e)s de cette façon, il a bien fallu qu’ils/elles soient fait(e)s noir(e)s, femmes.) Avoir une cons- cience lesbienne c’est ne jamais oublier à quel point être « femme » était pour nous « contre nature », contraignant, totalement opprimant et des- tructeur dans le bon vieux temps d’avant le mouvement de libération des femmes. C’était une contrainte politique et celles qui y résistaient étaient accusées de ne pas être des « vraies » femmes. Mais dans ce temps-là nous en étions fières puisque dans l’accusation il y avait déjà comme une ombre de victoire : l’aveu par l’oppresseur qu’être « femme » n’est pas quelque chose qui va de soi, puisque pour en être une, il faut en être une « vraie » (et les autres donc ?). On nous accusait dans le même mouvement de vou- loir être des hommes. Aujourd’hui cette double accusation a été reprise haut la main dans le contexte du mouvement de libération des femmes par certaines féministes et aussi hélas certaines lesbiennes qui se sont donné pour tâche politique de devenir de plus en plus « féminines ». Pourtant refuser d’être une femme ne veut pas dire que ce soit pour devenir un homme. Et d’ailleurs si on prend pour exemple la « jules » la plus réussie, l’exemple classique de ce qui soulève le plus d’horreur, celle que Proust appelait une femme/homme, en quoi son aliénation est-elle différente de l’aliénation de celle qui veut devenir une femme ? Bonnet blanc, blanc bonnet. Au moins pour une femme, vouloir devenir un homme prouve qu’elle a échappé à sa programmation initiale. Mais même si elle le voulait de toutes ses forces, elle ne pourrait pas devenir un homme. Car devenir un homme exigerait d’une femme qu’elle ait non seulement l’apparence exté- rieure d’un homme, ce qui est aisé, mais aussi sa conscience, c’est-à-dire la conscience de quelqu’un qui dispose par droit d’au moins deux esclaves « naturelles » durant son temps de vie. C’est impossible et précisément un des aspects de l’oppression subie par les lesbiennes consiste à mettre les femmes hors d’atteinte pour nous puisque les femmes appartiennent aux hommes. Une lesbienne donc doit être quelque chose d’autre, une non- femme, une non-homme, un produit de la société et non pas un produit de la « nature », car il n’y a pas de « nature » en société. Refuser de devenir hétérosexuel (ou de le rester) a toujours voulu dire refuser, consciemment ou non, de vouloir devenir une femme ou un homme. Cela la plupart des lesbiennes et même d’autres qui ne l’étaient pas le savaient même avant le commencement du mouvement lesbien et féministe. Pourtant comme Andrea Dworkin le souligne, depuis quelque temps de nombreuses lesbiennes « ont essayé de plus en plus massivement de transformer l’idéologie même qui nous avait esclavagisées en une célé- bration dynamique, religieuse, psychologiquement contraignante du pou- voir biologique femelle »12. Ainsi quelques avenues du mouvement lesbien et féministe nous ramènent au mythe de la femme qui avait été créé spécia- lement pour nous par la classe qui nous domine, grâce à quoi nous retom- bons dans un groupe naturel. Il y a trente ans Simone de Beauvoir détrui- sait le mythe de la femme. Il y a dix ans nous nous mettions debout pour nous battre pour une société sans sexes13. Aujourd’hui nous revoilà prises au piège dans l’impasse familière du « c’est merveilleux d’être femme ». Il y a trente ans Simone de Beauvoir mettait précisément en évidence la fausse conscience qui consiste à choisir parmi les aspects du mythe (que les femmes sont différentes… des hommes) ceux qui ont bon air et à les utili- ser pour définir les femmes. Mettre à l’oeuvre le « c’est merveilleux d’être femme », c’est retenir pour définir les femmes les meilleurs traits dont l’oppression nous a gratifiées (encore que…), c’est ne pas remettre en ques- tion radicalement les catégories « homme » et « femme » qui sont des catégories politiques (pas des données de nature). Cela nous met dans la situation de lutter à l’intérieur de la classe « femmes », non pas comme les autres classes le font, pour la disparition de notre classe, mais pour la défense de la « femme » et son réenforcement. Cela nous mène à dévelop- per avec complaisance de « nouvelles » théories sur notre spécificité, c’est ainsi que nous appelons notre passivité « non violence », alors que l’essen- tiel de notre combat politique doit consister à combattre notre passivité (notre peur en fait qui est justifiée). L’ambiguïté du terme « féministe » résume toute la situation. Que veut dire « féministe » ? Féministe est formé avec le mot « femme » et veut dire « quelqu’un qui lutte pour les femmes ». Pour beaucoup d’entre nous cela veut dire « quelqu’un qui lutte pour les femmes en tant que classe et pour la disparition de cette classe ». Pour de nombreuses autres cela veut dire « quelqu’un qui lutte pour la femme et pour sa défense » – pour le mythe donc et son réenfor- cement. Pourquoi a-t-on choisi le mot « féministe » s’il recèle la moindre ambiguïté ? Nous avons choisi de nous appeler « féministes », il y a dix ans, non pas pour défendre le mythe de la femme ou le réenforcer ni pour nous identifier avec la définition que l’oppresseur fait de nous, mais pour affirmer que notre mouvement a une histoire et pour souligner le lien poli- tique avec le premier mouvement féministe. C’est ce mouvement donc qu’il faut questionner pour le sens qu’il a donné au mot « féminisme ». Le féminisme au siècle dernier n’a jamais pu résoudre ses contradictions en ce qui concerne les sujets de nature/culture, femme/société. Les femmes ont commencé à se battre pour elles-mêmes en tant que groupe et ont considéré avec raison que toutes les femmes avaient des traits d’oppression en commun. Mais c’était pour elles des caractéristiques biologiques plutôt que des traits sociaux. Elles sont allées jusqu’à faire leur la théorie de l’évolution de Darwin. Cependant elles ne pensaient pas comme Darwin que « les femmes sont moins évoluées que les hommes »,. mais elles pensaient que la nature des hommes et des femmes avait divergé aux cours du processus d’évolution et que la société dans son ensemble reflétait cette dichotomie… L’échec du premier féminisme vient du fait qu’il n’attaquait chez Darwin que l’idée de l’infériorité des femmes tout en acceptant les fondements de cette affirmation – en particulier l’idée de la femme en tant qu’« unique »14. Ce furent finalement des universitaires femmes et non pas des féministes qui détruisirent cette théorie. Les premiè- res féministes n’ont pas réussi à considérer l’histoire comme un processus dynamique qui se développe à partir de conflits d’intérêts. Plus même, elles continuaient de penser comme les hommes que la cause (l’origine) de leur oppression se trouvait en elles (parmi les Noirs, seuls les oncles Tom s’accrochaient à cette idée). Et les féministes de ce premier front après quelques victoires éclatantes se sont trouvées dans une impasse et ont man- qué de raisons pour continuer à se battre. Elles soutenaient le principe illo- gique de « l’égalité dans la différence », une idée qui est en train de renaî- tre en ce moment même. Elles sont retombées dans le piège qui nous menace une fois de plus : le mythe de la femme. C’est à nous historiquement donc à définir en termes matérialistes ce que nous appelons l’oppression, à analyser les femmes en tant que classe, ce qui revient à dire que la catégorie « femme », aussi bien que la catégorie « homme » sont des catégories politiques et que par conséquent elles ne sont pas éternelles. Notre combat vise à supprimer les hommes en tant que classe, au cours d’une lutte de classe politique – non un génocide. Une fois que la classe des hommes aura disparu, les temmes en tant que classe disparaîtront à leur tour, car il n’y a pas d’esclaves sans maîtres. Notre pre- mière tâche est donc, semble-t-il, de toujours dissocier soigneusement « les femmes » (la classe à l’intérieur de laquelle nous combattons) et « la femme », le mythe. Car « la femme » n’existe pas pour nous, elle n’est autre qu’une formation imaginaire, alors que « les femmes » sont le pro- duit d’une relation sociale. Il nous faut de plus détruire le mythe à l’inté- rieur et à l’extérieur de nous-mêmes. « La femme » n’est pas chacune de nous mais une construction politique et idéologique qui nie « les femmes » (le produit d’une relation d’exploitation). « La femme » n’est là que pour rendre les choses confuses et pour dissimuler la réalité « femmes ». Pour devenir une classe, pour avoir une conscience de classe, il nous faut d’abord tuer le mythe de « la femme », y compris dans ses aspects les plus séducteurs (cf. Virginia Woolf quand elle disait que le premier devoir d’une femme écrivain c’est de tuer l’ange du foyer). Mais se constituer en classe ne veut pas dire que nous devions nous supprimer en tant qu’indivi- dus. Et comme « il n’y a pas d’individu qui puisse se réduire à son oppres- sion » nous sommes aussi confrontées avec la nécessité historique de nous constituer en tant que sujets individuels de notre histoire. C’est ce qui explique, je crois, pourquoi toutes ces tentatives de « nouvelles » défini- tions de « la femme » se multiplient aujourd’hui. Ce qui est en jeu c’est une définition de l’individu en même temps qu’une définition de classe (et pas seulement pour les femmes évidemment). Car une fois qu’on a pris connaissance de l’oppression, on a besoin de savoir et d’expérimenter qu’on peut se constituer comme sujet (en tant qu’opposé à objet d’oppres- sion), qu’on peut devenir quelqu’un en dépit de l’oppression, qu’on a une identité propre. Il n’y a pas de combat possible pour qui est privé(e) d’identité, pas de motivation pour se battre, puisque quoique je ne puisse combattre qu’avec des autres, tout d’abord je me bats pour moi-même. La question du sujet et de l’individu est historiquement une question difficile pour tout le monde. Le marxisme, dernier avatar en date du maté- rialisme, la science qui nous a formé(e)s politiquement ne veut rien savoir de ce qui touche au « sujet ». Le marxisme a rejeté le sujet transcendental, la conscience « pure », le sujet « en soi » constitutif de connaissance. Tout ce qui pense « en soi » avant toute expérience a fini dans la poubelle de l’his- toire, tout ce qui prétendait exister en dehors de la matière, avant la matière, tout ce qui avait besoin de Dieu, d’une âme ou d’un esprit pour exister. C’est ce qu’on appelle l’idéalisme. Quant aux individus puisqu’ils ne sont que le produit de relations sociales, ils ne peuvent être qu’aliénés dans leur conscience (Marx précise dans Y Idéologie allemande que les individus de la classe dominante sont eux aussi aliénés quoiqu’ils soient les producteurs directs des idées qui aliènent les classes qu’ils oppriment. Mais comme ils tirent des avantages évidents de leur propre aliénation, elle ne les fait pas trop souffrir). Il existe aussi une conscience de classe, mais en tant que telle, cette conscience ne peut pas se référer à un sujet particulier, sauf comme participant des conditions générales de l’exploitation, en même temps que les autres individus de cette classe, qui partagent tous la même conscience. Quant aux problèmes pratiques de classe avec lesquels – en dehors des pro- blèmes traditionnellement définis comme de classe – on pouvait s’affronter même avec une conscience de classe, par exemple les problèmes dits sexuels, ils étaient considérés comme des problèmes « bourgeois » qui devaient dis- paraître avec la victoire finale de la lutte des classes. « Individualiste », « petit-bourgeois », « subjectiviste », telles étaient les étiquettes attribuées à toute personne ayant fait preuve de problèmes qui ne pouvaient pas se réduire à être condensés dans ceux de la « lutte des classes » proprement dite. C’est ainsi que le marxisme a refusé aux membres des classes opprimées la qualité de sujet. Ce faisant, le marxisme, à cause du pouvoir politique et idéologique que cette « science révolutionnaire » a exercé immédiatement sur le mouvement ouvrier et les autres groupes politiques, a empêché toutes les caté- gories d’opprimé(e)s de se constituer comme sujets (par exemple comme sujets de leurs luttes). Cela veut dire que les « masses » n’ont pas combattu pour elles- mêmes mais pour le parti et ses organisations. Et quand une transformation éco- nomique a eu lieu (fin de la propriété privée, constitution de Pétat socialiste), il n’y a pas eu de changement révolutionnaire dans la nouvelle société. Pour les femmes, le marxisme a eu deux conséquences : il les a empê- chées de se penser et par conséquent de se constituer comme une classe pendant très longtemps, en faisant échapper au social la relation femmes/hommes, en en faisant une relation « naturelle », sans doute la seule qui le soit avec celle des mères et des enfants, en cachant le conflit de classe des hommes et des femmes derrière une division « naturelle » du tra- vail (voir Y Idéologie allemande). Cela pour le niveau théorique (idéologi- que). Dans la pratique, Lénine, le parti, tous les partis communistes jusqu’à ce jour et toutes les organisations communistes gauchistes ont tou- jours réagi à toute tentative de réflexion ou de regroupement des femmes à partir de leur propre problème de classe par l’accusation de divisionisme. En nous unissant, nous femmes, nous divisons les forces du peuple. C’est que pour les marxistes les femmes « appartiennent » soit à la classe bour- geoise, soit à la classe prolétarienne, c’est-à-dire aux hommes de ces clas- ses. De plus la théorie marxiste ne permet pas plus aux femmes qu’aux autres catégories d’opprimés de se constituer comme des sujets historiques parce que le marxisme ne prend pas en compte le fait qu’une classe, ce sont aussi des individus un par un. Une conscience de classe ne suffit pas. Il nous faut comprendre philosophiquement (politiquement) les concepts de « sujet » « conscience de classe » et comment ils fonctionnent en relation avec notre histoire. Quand nous découvrons que les femmes sont les objets d’une oppression, d’une appropriation, dans le moment même où nous pouvons le concevoir, nous devenons des sujets dans le sens de sujets cognitifs, à travers une opération d’abstraction. La conscience de l’oppres- sion n’est pas seulement une réaction (une lutte) contre l’oppression. C’est aussi une totale réévaluation conceptuelle du monde social, sa totale réor- ganisation conceptuelle à partir de nouveaux concepts développés du point de vue de l’oppression. C’est ce que j’appellerais la science de l’oppression, la science par les opprimé(e)s. Cette opération de compréhension de la réa- lité doit être entreprise par chacune de nous : on peut l’appeler une prati- que subjective, cognitive. Cette pratique s’accomplit à travers le langage, de même que le mouvement de va et vient entre deux niveaux de la réalité sociale (la réalité conceptuelle et la réalité matérielle de l’oppression). Christine Delphy montre que c’est à nous qu’il incombe historiquement d’entreprendre de définir ce que c’est qu’un sujet individuel en termes matérialistes. A coup sûr cela semble une impossibilité puisque subjectivité et matérialisme ont toujours été mutuellement exclusifs. N’est-ce pas ainsi pourtant qu’il faut comprendre l’abandonnement par de nombreuses d’entre nous au mythe de la femme : il s’explique par la nécessité réelle pour nous toutes d’atteindre à la subjectivité (le mythe de la femme n’étant que le miroir aux alouettes qui égare notre démarche), c’est-à-dire par la nécessité pour chaque être humain d’exister en tant qu’individu en même temps que comme membre d’une classe. C’est peut-être la première condi- tion pour l’accomplissement de la révolution que nous voulons, sans laquelle il ne peut y avoir de combat réel ou de transformation. Mais pareillement sans conscience de classe il n’y a pas de réels sujets, seulement des individus aliénés. Gela veut dire qu’en ce qui concerne les femmes, répondre à la question du sujet individuel en termes matérialistes c’est d’abord montrer, comme les lesbiennes et les féministes l’ont fait, que des problèmes soi-disant subjectifs, « individuels », « privés » sont en fait des problèmes sociaux, des problèmes de classe, que la « sexualité » n’est pas pour les femmes une expression individuelle, subjective, mais une institu- tion sociale de violence. Mais une fois que nous avons montré que tous les problèmes soi-disant personnels sont en fait des problèmes de classe, il nous reste encore le problème du sujet de chaque femme, prise isolément, non pas le mythe, mais chacune de nous. A ce point disons qu’une nouvelle définition de la personne et du sujet pour toute l’humanité ne peut être trouvée qu’au-delà des catégories de sexe (femme et homme) et que l’avè- nement de sujets individuels exige d’abord la destruction des catégories de sexe, la cessation de leur emploi et le rejet de toutes les sciences qui les utili- sent comme leurs fondements (pratiquement toutes les sciences humaines). Mais détruire « la femme », sauf à nous détruire physiquement, ne veut pas dire que nous visions à détruire le lesbianisme (dans la même fou- lée que les catégories de sexe) parce que le lesbianisme pour le moment nous fournit la seule forme sociale dans laquelle nous puissions vivre libres. De plus « lesbienne » est le seul concept que je connaisse qui soit au-delà des catégories de sexe (femme et homme) parce que le sujet désigné (lesbienne) n’est pas une femme, ni économiquement, ni politiquement, ni idéologiquement. Car en effet ce qui fait une femme c’est une relation sociale particulière à un homme, relation que nous avons autrefois appelée de servage15, relation qui implique des obligations personnelles et physi- ques aussi bien que des obligations économiques (« assignation à rési- dence »16, corvée domestique, devoir conjugal, production d’enfants illi- mitée, etc.), relation à laquelle les lesbiennes échappent en refusant de devenir ou de rester hétérosexuelles. Nous sommes transfuges à notre classe de la même façon que les esclaves « marron » américains Tétaient en échappant à l’esclavage et en devenant des hommes et des femmes libres, c’est-à-dire que c’est pour nous une nécessité absolue et comme pour eux et pour elles, notre survie exige de contribuer de toutes nos forces à la des- truction de la classe – les femmes – dans laquelle les hommes s’appro- prient les femmes et cela ne peut s’accomplir que par la destruction de l’hétérosexualité comme système social basé sur l’oppression et l’appro- priation des femmes par les hommes et qui produit le corps de doctrines sur la différence entre les sexes pour justifier cette oppression. Résumé Abstract Monique Wittig : « On ne naît pas femme » Réfutation des définitions culturelles-fémi- nistes et néo-darwiniennes de ce que sont les femmes et les hommes. Considérer l’origine de l’oppression comme biologique présuppose que la base de la société humaine repose sur l’hétéro- sexualité; l’histoire et le politique sont ainsi naturalisés. Le marxisme a de son côté renvoyé le rapport des classes de sexe à la division « natu- relle » du travail, il a ainsi empêché l’analyse et la conquête de la subjectivité par les opprimées. Le matérialisme féministe vise à la conquête du statut de sujet. Le lesbianisme est une mise en oeuvre pratique de ce processus. Refuser d’être une « femme » ne veut en rien dire devenir un homme mais tendre à la destruction des catégo- ries politiques « hommes » et « femmes ». Monique Wittig : « One is not born a woman » Monique Wittig here takes issue with the cultural feminist and neo-darwinian definitions of women and men. To see the ultimate cause of women ‘s oppression as rooted in biology implies that human society is founded on heterosexua- lity; history and politics are thus naturalized. Marxism on the other hand sees the relations between sex-classes as derived from the « natu- ral » division of labour, and in so doing stands in the way of – among other things – analysis and conquest by the oppressed of the realm of subjectivity. Materialist feminism aims at con- quering the status of subject. Lesbianism is a way of acting out this outlook. To refuse to be a « woman » does not in any way mean that one wants to become a « man » but on the contrary is an attempt to destroy the political categories of « women » and « men ».
1. Christine Delphy, « Pour un féminisme matérialiste », L’Arc, 61, 1975.
2. Colette Guillaumin, « Race et Nature : Système des marques, idée de groupe naturel et rapports sociaux », Pluriel, 11, 1977.
3. J’utilise le mot « société » dans une acception anthropologique étendue car s’il ne s’agit pas à stric- tement parler de « sociétés » en ce sens qu’il n’existe pas de sociétés lesbiennes complètement autono- mes des systèmes sociaux hétérosexuels, il s’agit néanmoins de plus que de simples « communautés ». Questions féministes – n°8 – mai 19807
4. Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, Gallimard, Paris, 1949, t. II, p. 15.
5. Redstockings, Feminist Revolution, 1975, p. 18.
6. Andrea Dworkin, « Biological superiority, the world’s most dangerous and deadly idea »,Here- sies, 6, 1979.
7. Ti Grâce Atkinson, Amazon Odyssey, Links Books, New York, 1974, p. 15.
8. Andrea Dworkin, op. cit.
9. Colette Guillaumin, op. cit.
10. Simone de Beauvoir, op. cit. in Colette Guillaumin, op. cit.
12. Andrea Dworkin, op. cit.
13.Ti Grâce Atkinson, op. cit., p. 6 « Si le féminisme veut être logique, il doit travailler pour obtenir une société sans sexes.»
14. Rosalind Rosenberg, « In Search of Woman’s Nature », Feminist Studies, fall 1975.
15. Dans un article publié par L’Idiot International (mai 1970) dont le titre original était : « Pour un mouvement de libération des femmes ».
16. Christiane Rochefort, Les Stances à Sophie, Grasset, Paris, 1963.